Après les « cinq fruits et légumes par jour », « manger bouger » et autres injonctions nous intimant, quitte à se contredire entre elles, de « manger sain », l’époque est aux logos alimentaires, au bio anti-cancer et aux applications mobiles scannant les rayons de nos supermarchés. Autant d’innovations qui tendent à infantiliser le consommateur en le déresponsabilisant, au détriment d’une véritable éducation alimentaire sachant ménager l’équilibre entre plaisir et santé.
Avec les confinements, gestes barrières et autres injonctions contradictoires, on pensait que la crise sanitaire avait poussé le paternalisme d’Etat à son paroxysme. Celui-ci pourrait bien vouloir s’immiscer, désormais, jusque dans nos assiettes. Début juin, une cinquantaine de parlementaires, emmenés par le député Modem Richard Ramos, signait ainsi une tribune dans le Journal du Dimanche appelant à ce que le futur « chèque alimentaire » promis par Emmanuel Macron cible, en priorité, les produits sains et estimés « non cancérigènes ». « Il ne faut pas faciliter l’accès à une alimentation qui donne le cancer, notamment avec le sel nitrité dans la charcuterie ou dans les produits ultra-transformés », enfonçait, le lendemain, Richard Ramos sur les ondes de France Info – le député, candidat à sa réélection.
Le bio a bon dos
Louable sur le principe, l’intention des signataires de cette tribune n’en est pas moins révélatrice d’une forme d’hystérie qui s’est, progressivement, emparée de nos responsables politiques dès lors qu’il s’agit de ce que leurs concitoyens choisissent de mettre dans leurs assiettes.
Si les conséquences négatives de certains produits sur la santé humaine ne font, heureusement, plus débat, la très contemporaine obsession du « manger sain » tend, elle aussi, à rencontrer ses limites et contradictions. Ainsi, en dépit de l’apparente évidence selon laquelle manger bio serait meilleur pour sa santé et celle de la planète, aucun rapport de cause à effet n’a, pour l’heure, été scientifiquement établi entre l’espérance de vie et le fait de ne recourir qu’à des aliments produits selon les principes de l’agriculture biologique.
Et pour cause. Si de nombreuses études démontrent que les consommateurs de bio sont, en général, en meilleure santé que les autres, c’est parce que ceux-ci adoptent le plus souvent toute une série d’habitudes qui dépassent, de loin, le simple fait de choisir des produits sans pesticides : plus de sport, moins ou pas d’alcool, moins de produits gras et ultra-transformés, plus de fruits et légumes, etc.
De même, et contrairement à ce qu’induit l’un des arguments avancés par la tribune des députés Modem, « le lien de causalité entre alimentation bio et cancer ne peut être affirmé et invite à la prudence », relevait la très sérieuse Académie nationale de médecine en 2018. Attention donc aux raisonnements simplistes, voire moralistes ou même électoralistes : oui, bien manger est primordial, mais la santé constitue un tout, un équilibre holistique qui ne saurait être réductible à quelques recettes marketing et slogans infantilisants.
« Code de la croûte »
Est également à l’œuvre cette infantilisation des consommateurs dans la démarche – elle aussi louable sur le principe – du Nutriscore, ce système d’étiquetage alimentaire qui, depuis plusieurs années, tend à s’imposer sur un nombre toujours grandissant de produits. Classant les produits de nos supermarchés de A à E, le logo distribue, selon des critères qui restent opaques et en tout état de cause méconnus du grand public, les bons et mauvais points : les produits jugés trop gras ou sucrés – comme les fromages ou l’huile d’olive – écopent d’un D ou d’un E, quand ceux jugés « sains » par l’algorithme du Nutriscore arborent fièrement un A ou un B – ce qui est, paradoxalement, le cas des sodas light voire de certaines recettes des géants de la fast food.
Un système de note qui, en sus de présenter de larges failles dans lesquelles s’engouffrent les multinationales de l’agro-alimentaire, n’est pas sans rappeler celui qui est en vigueur à l’école et qui, départageant les bons des mauvais élèves, contribue à infantiliser le consommateur, voire à le culpabiliser, sans que ce dernier n’en apprenne véritablement davantage sur ce qu’il convient, ou pas, de manger.
En d’autres termes, en faisant le pari de la morale et non de l’éducation, en misant sur une distinction abstraite entre « bien » et « mal » plutôt que sur l’efficacité éprouvée par la science, et en privilégiant l’injonction sur l’intelligence et la responsabilité, le Nutriscore risque bien de rater sa cible. Et de se réduire à une forme de « code la croûte », pour reprendre la savoureuse expression de l’ancien chef étoilé Arnaud Daguin, selon qui « éduquer, ce n’est pas diriger sans nuance comme un agent de la circulation à sifflet et képi. (…) Eduquer, c’est guider l’autre, l’orienter vers les moyens culturels qui lui feront prendre des décisions libres et éclairées ». « Il faut que nous apprenions à nos gamins (…) pourquoi le roquefort est meilleur que le Coca Zéro, même si le Nutriscore affirme le contraire », écrit encore le cuisinier dans une tribune publiée dans Libération, dans laquelle il fustige « l’inanité de la notion de régime au long cours » et d’injonctions alimentaires par définition trop générales pour être adaptées à chacun. La solution ? « Seule la transmission (…) de nos savoirs et savoir-faire peut nous sortir de cette ornière », pour Arnaud Daguin : « le plaisir allié à la compréhension, là est la voie. (…) Si nous nous contentons de suivre le code, nous irons droit dans le mur ». A méditer, autour d’un bon fromage – pardon, d’un très mauvais « aliment » D ou E.