Entre Paris, Madrid et Tokyo, Hugues Duffau présente ses travaux sur un organe extrêmement complexe et mystérieux, le cerveau. Précurseur, ce neurochirurgien de renom a révolutionné la pratique de la neurochirurgie: il retire les tumeurs cérébrales de ses patients éveillés. Témoignage.
Humble et pédagogue, le Directeur du département de neurochirurgie du CHU de Montpellier aime se comparer à Christophe Colomb, un explorateur qui a eu le courage d’aller voir par-delà les océans. Lui, c’est le cerveau qu’il observe depuis plus de 20 ans. Aujourd’hui, après avoir reçu de très nombreuses distinctions ainsi que l’équivalent du prix Nobel en neurochirurgie, il nous explique, dans une interview exclusive, pourquoi le cerveau est magique.
Pourquoi opérer endormis des patients atteints d’une tumeur au cerveau provoque autant de séquelles ?
Parce que nous avons tous un cerveau organisé différemment. La théorie du localisationnisme, à savoir qu’une région correspond à une fonction, est un concept totalement faux. On sait maintenant qu’un cerveau est organisé en réseaux complexes et lorsque vous opérez un patient sous anesthésie générale en rentrant dans son cerveau vous ne savez pas où se trouve, dans ces réseaux complexes, les zones cruciales par rapport aux zones compensables. Vous devez attendre qu’il soit réveillé après l’intervention chirurgicale pour vérifier s’il bouge toujours bien, s’il parle toujours bien, s’il est capable de comprendre… Si le patient est endormi on ne peut pas vérifier ses fonctions en temps réel. En cas de séquelles, les chirurgiens auront tendance à dire « j’étais dans telle zone du cerveau qui devrait correspondre à telle fonction et de fait je ne comprends pas pourquoi le patient ne va pas bien après l’intervention »., alors que le trouble neurologique est bien souvent liée au fait qu’un réseau a été déconnecté. Encore une fois parce que ce que l’on nous a enseigné sur le localisationnisme est faux.
Vous êtes allé contre la pratique habituelle d’opérer les patients endormis. Comment vous est venue l’idée de les opérer éveillés ?
J’ai eu une formation de thèse en neuroscience, en plus de ma formation de médecin et de neurochirurgien. Il y a déjà deux décennies, l’imagerie fonctionnelle est apparue. Pour la première fois, on pouvait commencer à avoir une approximation des régions qui étaient impliquées dans une tache comme bouger ou parler. De façon non invasive, juste avec une IRM, nous avions déjà une bonne approche même si ce n’était que des approximations et des statistiques. Cette approche m’a permis de voir que quand je demandais de faire un test à des volontaires sains et à des patients, l’analyse à posteriori en imagerie fonctionnelle montrait que ce n’était pas une zone mais plusieurs zones réparties dans les deux hémisphères cérébraux qui commandaient une action.
En tant que médecin, j’ai commencé à voir des patients qui étaient porteurs d’une tumeur au cerveau et qui venait de faire une crise d’épilepsie. Pourtant, ils avaient récupéré après la crise et l’examen neurologique était totalement normal, en dépit d’une tumeur qui pouvait être localisée dans une région dite cruciale, selon le concept localisationniste. D’un coté, l’imagerie fonctionnelle a tendance à faire penser plutôt en réseau qu’en localisation et d’un autre coté en tant que médecin, je voyais des patients qui auraient dû être aphasiques (privés du langage) en raison d’une tumeur mal placée mais qui en fait menaient une vie totalement active à tel point que s’il n’y avait pas eu de crise d’épilepsie, ils n’auraient pas passé d’IRM. Donc très vite je me suis dit « il doit y avoir une compensation fonctionnelle par le cerveau qui n’est possible que dans le cadre d’une organisation en réseaux plus complexes ».
La troisième étape en tant que chirurgien était de concrétiser par l’acte. J’ai essayé d’enlever ces régions lorsqu’elles étaient infiltrées par une tumeur qui aurait fini par menacer le pronostic à la fois fonctionnel puis vital du patient. Cependant, cet acte n’était réalisable avec un minimum de risques, qu’à la seule condition que je puisse vérifier ce que je faisais en temps réel. À l’époque, je partais du principe que je ne savais pas comment était construit le système nerveux central de l’être humain, et qu’il fallait que je l’étudie pour mieux soigner les patients.
Il fallait aussi inhiber les dogmes et pour cela la meilleure solution restait de réveiller les patients pour m’adapter à la structure et à la fonction cérébrale de chacun. J’ai donc commencé à réaliser des cartes fonctionnelles, individuelles à la fois de surface, du cortex de la matière grise mais aussi de profondeur, la substance blanche, les fibres…
Donc, aucun cerveau n’est identique?
Exactement. En faisant ces cartes je me suis aperçu entre autre que la région de Broca n’existait pas puisqu’elle pouvait être enlevée sans priver le patient du langage. Et je suis même allé plus loin: j’ai réopéré des patients des années après la première intervention chirurgicale, car nous ne sommes pas capables de les guérir au sens strict du terme, mais malgré tout on pouvait empêcher la tumeur de rendre le patient hémiplégique ou de menacer son pronostic vital. À nouveau je les ai réveillé, j’ai regardé leur carte fonctionnelle individuelle et je me suis rendu compte que cette carte, non seulement était variable d’un patient à l’autre car nous avons tous un cerveau différent, mais aussi qu’elle s’était modifiée chez le même patient au fur à mesure du temps. Notre cerveau est plastique: il est capable d’évoluer à la condition que les fonctions soient sous-tendues par des réseaux complexes capables d’interagir de façon dynamique. Une aire ne correspond pas à une fonction.
Comment procédez-vous lors de l’intervention?
On utilise des stimulations électriques de faible intensité. On a compris que le cerveau est constitué de réseaux régis par des mécanismes biochimiques et électriques. Les stimulations peuvent ainsi transitoirement désynchroniser un circuit impliqué dans une tâche spécifique, témoignant du fait qu’il ne faut donc pas y toucher si l’on souhaite éviter de créer des séquelles. C’est pour cela que l’on demande au patient de travailler en continu au bloc opératoire pendant l’ablation de la tumeur cérébrale. En lui montrant des cartes avec des dessins d’enfants qui défilent toutes les 4 secondes, on peut savoir en fonction des réponses du patient si on peut toucher ou non telle zone du cerveau. Par exemple, si au lieu de dire « ceci est un chien » lorsqu’on stimule un réseau qui correspond à la dénomination d’objets, celui-ci répond « ceci est un chat », alors on peut voir qu’il y a un problème mais aussi détailler quel type de problème on a. Effectivement, dans ces cas-là, on n’a pas le droit d’enlever la structure mais on comprend mieux les étapes du processus qui se produisent lorsque l’on doit dénommer un objet.
On demande également au patient de bouger le bras pour vérifier qu’il n’est pas paralysé. On lui demande ainsi de faire deux choses en simultané, comme bouger et dénommer des objets, pour vérifier que la fonction de double taches est intacte, et ce pendant 1 à 2 heures sans interruption, testant par conséquence l’attention soutenue. En d’autres termes, nous testons aussi les fonctions cognitives. Autrement dit toutes les fonctions cruciales pour la vie de tous les jours. Aujourd’hui, le but n’est plus non seulement d’éviter que le patient soit aphasique ou hémiplégique, mais aussi que le patient puisse revenir à une vie normale sur le plan familial et socio-professionnel.
Les tumeurs du cerveau sont-elles toutes opérables par votre technique?
Non parce qu’il faut d’abord que le patient aille bien avant l’intervention. Je ne sais pas réparer la fonction. C’est pour cela que l’on a mis au point une chirurgie préventive du cerveau. Pendant longtemps, un patient qui venait de faire une crise d’épilepsie mais qui menait une vie active était mis sous un traitement antiépileptique et on attendait que la situation empire. Les patients finissaient donc par revenir avec des tumeurs plus agressives ou avec des troubles neurologiques en disant « j’ai du mal à parler, j’ai du mal à trouver mes mots, j’ai du mal à bouger. » Or, si ces troubles sont très modestes, ça ne gênera pas la procédure. Mais si le patient arrive déjà dans un état neurologique qui n’est pas bon, il ne pourra pas nous aider au bloc opératoire.
99 % des patients peuvent sortir du bloc opératoire et récupérer une vie active
Aujourd’hui, on prend encore plus de précautions pour davantage préserver la fonction et pour opérer plus tôt des patients. Dans de nombreux cas, on aurait dit « la chirurgie du cerveau est trop dangereuse », seulement lorsqu’on arrive au moment où on a plus rien à perdre, il est déjà trop tard. On a donc essayé comme pour les autres organes d’être préventifs: quand Angelina jolie se fait enlever les deux seins, ce n’est plus choquant. Je ne dis pas qu’elle a raison mais aujourd’hui on a le choix. Pour le cerveau, pendant longtemps, on ne l’avait pas. On avait le sentiment que si on se faisait opérer du cerveau on allait inéluctablement garder des séquelles, ce qui n’est plus le cas. 99 % des patients peuvent sortir du bloc opératoire et récupérer une vie active. Il m’est arrivé d’opérer des patients sans symptômes qui ont fait une IRM parce qu’ils étaient migraineux par exemple, et c’est à ce moment-là que l’on s’est rendu compte qu’ils avaient une tumeur. Je propose alors au patient d’être opéré pour être le plus efficace possible contre la tumeur. Et on me répond « à condition que vous préserviez ma qualité de vie ». S’il est éveillé, je peux m’adapter à son système nerveux central.
Crédit photo: Flickr – Army Medicine
Vous dites que le cerveau se répare lui-même. Le cerveau peut-il se réparer entièrement tout seul?
Non, ce que je dis c’est qu’il y a des étapes et des limites. Mais de base, le cerveau va chercher à se réparer. Pour preuve, dans le cadre de ces tumeurs cérébrales lentement évolutives que sont les gliomes de bas grade, il faut des années avant d’avoir une crise d’épilepsie, c’est-à-dire le moment où le cerveau dit stop. Avant il s’adapte. Ce qui est impressionnant c’est quand un patient vient me voir avec une tumeur médiane de 70 cm cube, autrement dit la taille d’une orange, alors que le patient n’a aucun symptôme ! À ce moment-là, j’affirme que le cerveau est capable de s’auto réparer sinon le patient serait déjà aphasique ou hémiplégique. Si le cerveau réussi à le faire, c’est parce qu’on lui a laissé du temps. Le cerveau a besoin de temps pour compenser au fur et à mesure. Dans le cas d’un accident vasculaire cérébral, on sait très bien qu’il y a beaucoup de patients qui ne récupéreront pas complètement. Si on coupe les câbles de connexion, le cerveau ne pourra plus récupérer complètement.
Comme dans un réseau électrique, avec d’un coté le courant électrique et de l’autre l’ampoule, si vous coupez le câble électrique il n’y aura plus de lumière. Or, tout le but de l’intervention de la chirurgie éveillée est de s’arrêter au contact de ces câbles, parfois à 5 ou 6 cm de profondeur pour ne pas couper de connexions.
C’est la limite à la plasticité. Oui, le cerveau peut s’auto réparer et dans des dimensions que l’on n’imaginait pas mais il y a des limites. Ces limites, c’est ce que j’ai appelé « le cerveau minimal commun », une sorte de squelette qui fait que si vous avez des lésions dans ce squelette qui constitue la convergence des autoroutes, alors le cerveau n’arrivera plus à compenser parce qu’il est à la limite de sa plasticité.
Des lésions chez les Infirmes Moteurs Cérébraux sont-elles opérables aujourd’hui?
Non car nous ne savons pas encore réparer le cerveau. Nous savons seulement l’opérer sans créer de séquelles en utilisant justement son potentiel de plasticité. Si le patient arrive déjà aphasique ou hémiplégique, il gardera les séquelles puisque le cerveau a déjà atteint ses limites. C’est le cerveau qui fait donc la majeure partie du travail. C’est aussi une ouverture vers quelque chose que l’on n’imaginait impensable, à savoir commencer à comprendre comment le cerveau s’auto répare pour peut-être parvenir à l’aider à mieux se réparer. C’est ça l’avenir de la neurochirurgie.
Il faut aussi réussir à inhiber les dogmes en disant que ce que l’on nous a enseigné est faux. Et on passe une grande partie de son énergie à ça, ce qui est dommage car le cerveau est magique et il nous aide à mieux comprendre. Je passe mon temps à opérer des patients qui n’ont pas été recommandés par d’autres chirurgiens sous prétexte que la tumeur était située dans la région de Broca, et que le chirurgien est persuadé que le patient perdra le langage alors que c’est totalement faux. Est-ce que la chirurgie peut réparer le cerveau ? On y travaille mais c’est trop tôt. En revanche, des patients ne sont aujourd’hui pas opérés de certaines tumeurs cérébrales qui pourraient pourtant être enlevées en se basant sur un a priori faux que l’on nous a appris à l’université.
Une telle opération peut-elle modifier les capacités ou le caractère de la personne opérée ?
Oui. On a beaucoup parlé de mouvement et de langage mais il y a également les fonctions cognitives, la réflexion, la prise de décision, la synthèse, la concentration et les émotions, qui doivent être cartographiées et préservées. Grâce à ce que nous disent les patients, on s’est rendu compte qu’il pouvait y avoir des modifications de comportement. Le patient pouvait être plus irritable ou déprimé par exemple, et on mettait ça sur le compte de la tumeur. En fait, ce sont des sous fonctions qui sont sous-tendues par des sous-réseaux spécifiques. Donc on a commencé à étudier ces sous-réseaux pour éviter de créer des problèmes émotionnels ou comportementaux chez ces patients.
On a alors incrémenté des tests pour pouvoir cartographier l’émotion, le comportement ou le jugement de soi. Si un patient regarde un visage en face de lui qui exprime la joie et qu’il dit que cela représente la tristesse, alors cela signifie qu’il n’est plus capable de reconnaître une expression. Il y a une erreur dans le fait de se projeter dans les émotions d’autrui, ce qui pourrait être dommageable pour la qualité de vie, notamment en ce qui concerne les relations sociales.
Le neurochirurgien Mark Ghizoni a proposé à son patient, Anthony Kulkamp Dias, qui devait être opéré d’une tumeur cérébrale, de jouer de la guitare pendant sont opération du cerveau, afin que les chirurgiens puissent surveiller qu’il soit maintenu éveillé.
Quelles capacités peuvent être préservées ?
Les langues étrangères par exemple. Il y a de plus en plus de multilingues. Je suis capable de parler seulement français et anglais et notre orthophoniste l’espagnol, cela fait déjà 3 langues parlées par une vaste majorité de la population mais l’arabe est aussi très fréquent, comme le portugais ou le russe. Alors, nous sommes amenés à demander à des traducteurs de venir régulièrement. Dans certains cas, nous ne pouvons tester que 2 ou 3 langues car sinon cela ferait trop de tests à faire au bloc opératoire et si on laisserait trop de tumeur, de fait avec très peu d’impact sur l’histoire de la maladie. On risquerait ainsi de laisser évoluer la tumeur qui finira par détruire le cerveau d’un point de vue fonctionnel et mettra la vie du patient en jeu. On peut être amené à demander au patient s’il serait prêt à accepter de ne tester que 3 langues sur 5, au risque d’en perdre deux. Il faut redéfinir la qualité de vie à l’échelon individuel car nous n’avons pas tous besoin des mêmes choses en fonction de nos projets de notre travail de nos hobbies. On a tous besoin de parler, de bouger, de penser; c’est une base mais après il y a des « options », comme le calcul chez un mathématicien, la syntaxe chez un écrivain, la coordination bimanuelle chez un musicien ou l’attention spatiale chez un danseur…
Pensez-vous pouvoir un jour comprendre le cerveau humain dans sa totalité ?
Si un jour j’ai cette équation, je la brûle aussitôt. Ce serait trop dangereux. Mon but n’est en aucun cas de créer des surhommes chez des volontaires qui n’ont pas de pathologie cérébrale et qui voudraient s’imaginer qu’on va pouvoir potentialiser leur cerveau dans tous les domaines, comme dans certains films de science-fiction. C’est une déviance qui m’inquiète beaucoup et qui fait que je voudrais faire progresser les neurosciences « appliquées à la pathologie », toujours pour mieux soigner les patients. Le reste est trop dangereux à l’échelon individuel, sociétal, éthique ou philosophique.
Un robot serait-il utile pour ce genre d’intervention ?
Est-ce la précision du geste ou de mieux savoir ce que l’on fait qui compte? J’attends toujours que quelqu’un me montre de meilleurs résultats que les miens dans la chirurgie des tumeurs cérébrales et en ayant utilisé un robot. Le robot n’apporte rien dans ce domaine. Ce n’est pas la précision de l’acte que l’on cherche, mais la compréhension du mécanisme. Un robot, c’est l’arbre qui cache la forêt et qui coûte très cher pour rien. Utiliser un robot est en fait encore plus dangereux car il serait programmé par des gens qui croient au localisationnisme, un concept qui est totalement faux.
In fine, quel est votre but ?
Sur l’aspect oncologique, mon but serait de pouvoir un jour mieux comprendre l’origine des tumeurs cérébrales afin de tendre vers la guérison des patients qui en sont porteurs. Sur l’aspect fonctionnel, ce serait de mieux appréhender les bases neurales sous-tendant la conscience et la créativité c’est-à-dire ce qui fait votre identité personnelle – sans pour autant chercher à expliquer les motivations intrinsèques comme la passion. Je veux tout faire pour comprendre la signature de l’humain et ne pas être dans un monde de robot. Je souhaite parvenir à préserver l’identité individuelle car nous avons tous un cerveau différent. Préservons cette différence. Mon protocole est que je n’ai pas de protocole et que je m’adapte à chaque patient.
Tous nos remerciements à Hugues Duffau qui nous a accordé cette interview et à Eleonore Vern qui a recueilli ses propos.
Crédit photo principale: Hugues Duffau