Le célèbre fromage français est pénalisé par le système d’étiquetage nutritionnel « Nutriscore ». Au grand dam des producteurs, qui dénoncent une injustice.
Une bonne pâte française tancée à tort
Appellation d’origine depuis 1925 – la première de l’histoire ! – le roquefort est un incontournable mondialement connu du patrimoine gastronomique français. Or, son prestige risque d’être écorné par le Nutriscore, l’étiquetage nutritionnel qui attribue des notes et des couleurs (de A à E et de vert à rouge) aux aliments, en fonction des nutriments qu’ils contiennent. Le hic, c’est que le Nutriscore se base sur 100g d’aliments, et non sur une dose adaptée à une consommation réelle et raisonnable. Le fromage persillé de l’Aveyron se voit donc affligé d’une mauvaise note, ce qui suscite l’ire des producteurs.
La Confédération générale de roquefort – qui regroupe les éleveurs et les fabricants du célèbre fromage – s’est par conséquent alliée depuis plusieurs mois à d’autres produits de qualité pénalisés par une note D ou E selon la même logique, afin de dénoncer un système de notation pourtant made in France, mais qui n’est pas adapté à leurs spécificités, et qui pourrait de surcroît être dès 2022 imposé dans toute l’Union européenne sur tous les produits locaux, alors qu’il ne concerne pour l’heure que les produits industriels. Ce classement est d’autant plus mal vécu par les éleveurs que les 16 000 tonnes de Roquefort produites chaque année sont tout sauf industrielles : élaboré exclusivement à partir de lait cru de brebis et de sel, le fromage persillé ne subit aucune autre transformation que celle opérée par la nature.
Interrogé par Midi Libre début juin, le secrétaire général de la Confédération générale de roquefort Sébastien Vignette s’est exprimé sur la situation en ces termes : « L’idée que l’on guide le consommateur vers des choix plus sains ou plus durables est tout à fait louable […] Que les industriels de l’agroalimentaire fassent évoluer leurs recettes pour aller vers des choses plus saines, personne ne peut être contre. Nous, au contraire, nous sommes des produits très peu transformés. Notre fromage, c’est du lait cru et du sel pour le conserver. Les qualités nutritionnelles de nos produits sont largement ignorées. Les fromages représentent 19 % des apports calciques, 8 % des apports protéiniques. Ils ont de véritables vertus et qualités nutritionnelles. Mais le message est brouillé avec ce système simpliste de feux tricolores. »
Sébastien Vignette a également tenu à rappeler que l’Appellation d’origine contrôlée (AOP) impose un cahier des charges strict :« Celui-ci fait que nous ne pouvons pas faire évoluer nos recettes. Pour avoir une bonne note Nutri-score, que devrions-nous faire ? Mettre du lait écrémé et des conservateurs pour remplacer le sel ? Ce ne serait plus du roquefort. »
Un cri du cœur qui résonne en écho avec celui d’autres producteurs de fromages : interrogé par France Bleu, Fréderic Monod le directeur de la fromagerie des Cévennes, en Lozère, est lui aussi vent debout contre un système d’étiquetage qu’il juge dogmatique, injuste et particulièrement cruel à l’égard des produits artisanaux : « Je ne suis pas contre Nutri-score pour les aliments industriels, hyper-transformés dans lesquels on met des additifs, des compléments, pour informer les consommateurs précise-t-il. Nous, ce sont des terroirs derrière nos produits, c’est du lait, des ferments, de la présure, c’est tout ce qu’on a. Et un cahier extrêmement strict au niveau de l’obtention de ces matières premières. Ces matières premières nobles rentrent par la porte de l’excellence dans nos ateliers de fabrication et elles en sortent avec un bonnet d’âne ! ». « Ce système va faire énormément de mal aux produits du terroir » alerte fromager.
Scepticisme et inquiétude chez les professionnels de l’agroalimentaire
Les fromages AOP ne sont pas les seuls à pâtir des critères du Nutriscore : huiles d’olive, fromages et autres charcuteries… c’est toute la cuisine méditerranéenne – y compris le célèbre régime crétois, pourtant réputé pour ses bienfaits sur la santé – qui est dans le rouge. Voilà pourquoi certains pays du sud de l’Europe (mais pas uniquement) menés par l’Italie ont décidé de mettre en avant un autre système d’étiquetage alimentaire, le Nutrinform, qui prend quant à lui en compte la quantité de l’aliment noté que le consommateur est censé ingérer. Même dans la coalition de sept pays soutenant le Nutriscore (France, Belgique, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Espagne et Suisse) des divisions existent : en Espagne, le secteur de l’huile d’olive se révolte contre le fait qu’après avoir été mal notée, ladite huile devrait être sortie du système de notation, et les producteurs d’autres produits traditionnels – tels que le jambon ibérique et le fromage manchego – réclament également des exemptions, comme le rappelle le site spécialisé European Scientist.
Le choix d’un étiquetage adéquat est d’autant plus important que, selon une étude du groupe américain Nielsen, le Nutriscore oriente réellement le choix des consommateurs. Certaines associations de consommateurs – dont UFC-Que choisir – sont même à l’origine d’une pétition visant à interdire la publicité auprès des jeunes enfants pour des produits les moins bien notés par Nutriscore, comme le rappelle Midi Libre. Nous pourrions donc nous retrouver dans une situation ubuesque où les plus jeunes d’entre nous seraient incités à acheter des céréales transformées made in USA allégées en sucre plutôt que du roquefort !
Signe d’une prise de conscience de tout le secteur sur le danger de cet étiquetage « hors sol », l’Association de la transformation laitière française (ATLA) a été auditionnée par la Commission européenne, et a rappelé que les apports nutritionnels des produits laitiers sont insuffisamment mis en valeur sur le système Nutriscore : « Jusqu’à présent, aucun des systèmes existants d’étiquetage nutritionnel sur le devant des emballages, qui ne portent que sur un très petit nombre de nutriments, ne reflète la valeur nutritionnelle du lait et des produits laitiers », a ainsi déclaré l’Association devant les fonctionnaires de Bruxelles. L’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) a elle aussi été auditionnée par la Commission et a rappelé que, avec les critères actuels, le Nutriscore ne prend pas en compte le fait d’un produit très gras, mais qui se consomme en petite quantité n’aura pas le même impact qu’un produit moins gras, mais qui se consomme en grande quantité ou quotidiennement. « L’élaboration de règles sur l’expression par portion ou par unité de consommation pour des catégories spécifiques d’aliments (par exemple, les aliments qui sont déjà vendus en portions préemballées) aiderait les consommateurs à comprendre la valeur nutritionnelle de la quantité d’aliments/de boissons qu’ils consomment réellement », a plaidé l’ANIA. Ces deux objections s’appliquent justement au cas du roquefort, dont les apports nutritionnels sont sous-estimés en tant que fromage, tandis que ces défauts sont largement surinterprétés par le Nutriscore, qui ne prend pas en compte les faibles quantités ingérées (même par les plus gourmands d’entre nous !)
Au-delà même de ces questions de pertinence scientifique se pose la question de l’impact de ces systèmes de notation dans un contexte où le poids et l’alimentation (anorexie, véganisme…) peuvent tourner à l’obsession chez bon nombre de nos concitoyens. Un vrai sujet d’inquiétude pour la diététicienne Catherine Bouron-Normand : « Ce n’est pas seulement un système infantilisant, c’est aussi culpabilisant. Or aujourd’hui, on fait face à beaucoup de troubles du comportement alimentaire. Manger devient un vrai sujet et dans les familles c’est de plus en plus compliqué. Il y a toute une philosophie de l’alimentation avec les débats qui se greffent autour : ce n’est pas bon pour la planète, pas bon pour la santé. Le Nutriscore va encore en rajouter. » Dans le contexte anxiogène de crise sanitaire et économique que nous traversons, une nouvelle source de stress est-elle vraiment nécessaire ?