Le contexte tragique des événements de janvier
Les manifestations ont débuté le 2 janvier 2022 à l’ouest du pays dans la province productrice d’hydrocarbures autour de la ville de Janaozen. Elles furent d’abord limitées à des revendications économiques à la suite du doublement du prix du gaz de pétrole liquéfié. Dans la nuit du 4 au 5 janvier, le mouvement pacifique mute en émeute insurrectionnelle composée d’une première vague de maraudeurs opportunistes pillant magasins et maisons privées et d’une seconde vague d’insurgés armés et violents qualifiés de terroristes par le gouvernement. Ces derniers s’équipent dans les magasins de chasse dévastés et s’attaquent aux postes de police, aux bâtiments officiels et aux chaînes de télévision. Leurs exactions se concentrent essentiellement dans la ville d’Almaty où l’incendie de la mairie et la prise de l’aéroport international ont revêtu une dimension symbolique. A partir du 7 janvier, la situation est définitivement stabilisée peu après l’arrivée des troupes de l’OTSC[1], essentiellement russes. En fin de compte, le pays déplore 238 morts dont 19 policiers et militaires et 4 353 blessés dont 78% parmi les forces de l’ordre d’après les chiffres du ministère de l’Intérieur.
La réponse du gouvernement face au soulèvement s’est faite en plusieurs temps. D’abord les policiers sont restés en retrait des manifestations tant qu’elles furent pacifiques. A partir du 5 janvier, après avoir donné l’ordre de stabiliser les prix du gaz, le président Kassym-Jomart Tokayev décrète l’état d’urgence déclarant hors-la-loi toute personne sortant de chez elle et coupe les réseaux internet. Le 6 janvier, le conseil de sécurité donne son feu vert pour le lancement des opérations antiterroristes et le 7, le président autorise les forces de police à ouvrir le feu sans sommation. Au total, près de 8 000 personnes ont été détenues pendant les émeutes et 724 actuellement.
Comment le gouvernement examine les plaintes
Des plaintes pour maltraitance ou abus de pouvoir par les forces de l’ordre ont été déposées après les émeutes de janvier. Le 22 février, sur 406 plaintes déposées, 191 affaires pénales étaient en cours d’instruction, qu’elles soient ouvertes par les victimes elles-mêmes ou bien directement par les procureurs. Un chiffre conséquent puisqu’il n’y avait que 21 affaires le 25 janvier et qui reflète, selon Elvira Azimova, la volonté positive du gouvernement de garantir la protection des droits de l’homme et de mener une enquête stricte et exigeante sur les exactions policières en aval des manifestations.
Le ministère de l’Intérieur s’est également employé à publier le nombre de morts avec autant de transparence que possible, sans toutefois révéler leur identité pour les besoins de l’enquête. Le nombre de 238 morts qui est officiellement retenu est d’ailleurs supérieur à celui que les organisations de protection des droits de l’homme avaient récolté (173) après avoir créé un site internet où chaque citoyen pouvait déclarer l’identité d’une victime. Si les ONG parlent de mort par balles ou à la suite de blessures, il n’y a néanmoins pas encore de statistiques de cette nature publiées au niveau de l’État.
Les abus policiers dénoncés à ce jour
Les premiers motifs de plaintes concernent le transfert d’émeutiers ayant des blessures graves des hôpitaux civils vers les centres de détention. Le Commissariat aux droits de l’homme a alors négocié avec le ministre des Affaires intérieures et le procureur général pour ramener à l’hôpital un certain nombre de blessés sachant qu’il existe des services de santé spécialisés dans les établissements pénitentiaires pour les détenus ayant des blessures mineures. Certains inculpés ont aussi été libérés sous condition médicale et plusieurs prisonniers se sont vu refuser les opérations chirurgicales qu’ils réclamaient pour des raisons médicales, certaines opérations nécessitant au préalable le rétablissement de l’organisme. En attendant, le Commissariat continue de surveiller attentivement l’état de santé des détenus, affirme Elvira Azimova.
Le deuxième cas emblématique, largement diffusé par les réseaux sociaux, concerne les plaintes déposées à la suite d’une détention de 18 personnes dans une salle de sport à Taraz entre le 6 et le 13 janvier. Des émeutiers arrêtés auraient été séquestrés pendant les premières 48 heures. L’instruction est encore en cours mais le ministre de l’Intérieur a d’ores et déjà reconnu que cette violation a bien eu lieu et qu’une grande affaire pénale concernant cette détention illégale serait organisée. En réaction, plusieurs policiers de Taraz ont déjà démissionné. Le président Tokayev lui-même a ensuite annoncé que cette affaire appelait des changements structurels profonds dans les pratiques de travail des forces de l’ordre kazakhstanaises.
L’État garantit la tenue de procès équitables pour les émeutiers
En premier lieu, le gouvernement s’attache à examiner les dépôts de plaintes concernant les abus policiers avant la phase des jugement des émeutiers inculpés. Mettre en lumière ces potentielles exactions est jugé nécessaire pour mieux appréhender les chefs d’accusation de chaque émeutier.
Ensuite, l’État estime qu’il est fondamental que chaque citoyen dispose d’une défense juridique complète. Jusque-là, la loi prévoyait l’aide gratuite des avocats dans le cas des orphelins, des handicapés et des mères de famille ayant un certain nombre d’enfants. Or la plupart des émeutiers détenus sont des chômeurs, des travailleurs précaires ou bien des étudiants n’ayant pas les moyens de s’offrir la défense d’un avocat. Le gouvernement a ainsi sollicité l’aide des avocats et certains ont déjà accepté d’accompagner bénévolement les accusés. En parallèle, plusieurs ONG se disent prêtes à payer les frais de justice des inculpés en situation précaire.
Enfin, l’État offre les expertises médicales, psychiatriques et psychologiques permettant de déterminer les mobiles de l’accusé. Si l’accusé décide de ne pas accorder sa confiance aux expertises gouvernementales, il peut payer lui-même une expertise indépendante ou bien se faire à nouveau aider par une ONG. Le problème, explique Elvira Azimova, est que les ONG ne payent que les frais d’expertise qui les intéressent, c’est-à-dire surtout pour les cas les plus médiatiques. L’une d’entre elles (elle ne cite pas de nom) s’est par exemple tout particulièrement occupé de l’affaire du célèbre musicien de jazz kirghize[2], Vikram Ruzakhunov, suspecté d’avoir participé au soulèvement.
En dernier recours, insiste-t-elle, les personnes qui estimeraient avoir été lésées par la justice kazakhstanaise ont la possibilité de faire un recours à l’ONU ou aux commissions compétentes des organismes internationaux.
Quelles leçons ?
Le régime kazakhstanais n’est pas une république européenne mais un jeune pays en voie de démocratisation. Le Kazakhstan n’a que 30 ans d’indépendance et les transitions démocratiques prennent du temps. L’histoire européenne en est le meilleur témoignage. Les résultats de l’enquête qui doivent être publiés mi-mars 2022 nous en apprendront d’avantage sur les causes de cette crise et sur la nature des réformes que le président Tokayev va consolider.
[1] Organisation du traité de sécurité collective fondé en 2002 et regroupant la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan et le Tadjikistan.
[2] Vikram Ruzakhunov a ensuite porté plainte pour avoir été sérieusement battu par des policiers kazakhstanais pendant sa détention. Les médias kazakhs avaient diffusé une vidéo dans laquelle le musicien déclarait qu’on lui avait proposé 200$ pour participer au mouvement de contestations.