Le PDG du groupe cimentier Vicat, Guy Sidos, a ouvert une usine au Kazakhstan. Depuis une quinze d’années, il observe l’évolution d’un pays sur lequel il porte un regard optimiste. Une réalité politique, culturelle et économique qu’il connait bien, chamboulée depuis plusieurs jours par des émeutes protéiformes, dont l’origine est la hausse des prix du gaz.
Quels liens économiques avez-vous tissés avec le Kazakhstan ?
Guy Sidos. Le groupe Vicat a investi au Kazakhstan à partir de 2007 pour construire une cimenterie près de Mynaral, au bord du lac Balkhach. C’est un investissement de trois cent millions d’euros. Nous avons non seulement construit l’usine mais aussi un village entier pour abriter nos employés. Au total, nous avons créé plus de cinq cent emplois directs et probablement généré dix fois plus d’emplois indirects. Il faut savoir que le groupe Vicat s’installe là où la sécurité économique et juridique est garantie. Nous avons trouvé ces conditions au Kazakhstan, un Etat de droit doté d’un système juridique qui fonctionne. Lors des inévitables difficultés que nous avons rencontrées, l’autorité légale kazakhe a toujours dit le droit. Cela montre que l’on peut facilement faire des affaires au Kazakhstan.
Pourtant, de nombreuses ONG critiquent le régime actuel et sa prétendue « ouverture ». De votre côté, avez-vous variment été témoin de l’ouverture vers un système plus pluraliste ces dernières années années ?
J’ai en effet observé un pays qui se modernisait avec une transition politique très intéressante et très rare. Le Kazakhstan est passé du stade d’une mosaïque ethnique et culturelle à celui d’un pays en pleine modernisation influencée par l’Occident. Il est devenu la porte d’entrée pour les entreprises françaises en Asie centrale. C’est un pays qui se modernise très vite, notamment par la construction d’infrastructures et l’éducation. L’impulsion donnée par le Président Kassym-Jomart Tokayev est majeure et visible.
La France y a-t-elle contribué ?
Oui. Nous cultivons de forts liens économiques, culturels et éducatifs. Il existe un Conseil des affaires franco-kazakhstanais piloté au plus haut niveau de nos Etats respectifs. Cet organe permet aux entreprises françaises et kazakhstanaises d’entretenir des relations très étroites dans de nombreux domaines. Je me souviens d’une visite d’Etat du président Hollande sur place, accompagné d’une délégation économique assez importante mais aussi d’une délégation universitaire encore plus pléthorique. Pendant l’Exposition internationale d’Astana (2017), la France avait organisé une très grande exposition sur l’art numérique pilotée par la Réunion des Musées Nationaux. La France a beaucoup travaillé à l’implantation d’industries de transformation au Kazakhstan mais cette action se déploie sur le temps long. Une grande entreprise française a par exemple installé des chaînes de montage de locomotives et de voitures jusqu’ici importées de Chine, de Russie ou d’Ukraine.
La démocratisation favorise-t-elle la prospérité économique de ce pays jeune ?
Je suis témoin de la volonté des autorités kazakhes, de faire participer les entreprises étrangères au développement du pays et à l’essor des industries de transformation. L’une des priorités du développement du Kazakhstan consiste d’ailleurs à transformer son industrie, d’activité purement extractive vers une industrie alliant extraction et transformation. C’est ce que nous faisons comme cimentier. Mais le temps industriel est un temps long. Une usine n’ouvre pas comme un commerce ! Tout cela se fait dans un corps en pleine croissance, ce qui n’empêche pas l’apparition d’une crise d’adolescence. Cette transition vers la valorisation locale des richesses naturelles est perturbée.
C’est-à-dire ?
Toute puissance pétrolière souffre de difficultés économiques. C’est ce qui s’est produit pendant la crise de 2008 et des années suivantes où le prix de l’énergie avait chuté. Malgré ces aléas, la transition politique s’est poursuivie.
Sur le plan des droits de l’homme, qu’a changé le départ de Nazarbaïev puis sa succession ?
J’ai le sentiment d’une accélération positive de la transition. Il y a une réelle volonté de modernisation. Nos interlocuteurs kazakhs sont généralement assez jeunes, très formés à la culture occidentale qu’ils comprennent. Ils ont la capacité de traduire la réalité ancestrale du pays pour l’adapter. Les remarques sont écoutées et traitées. Un point remarquable est l’égalité homme/femme: notre plus fort taux de féminisation en usine est au Kazakhstan.
Comment l’expliquer ?
Prenons l’exemple de la féminisation des emplois dans l’industrie. La cimenterie Vicat emploie sur place 26% de femmes, ce qui est exceptionnel pour ce domaine d’activité. Au Kazakhstan, il y a une appétence pour ce type d’emploi contrairement à nos sociétés où beaucoup de femmes estiment que le travail à l’usine n’est pas fait pour elle. La société kazakhe présente donc des aspects extrêmement modernes, d’autres plus ancestraux. Au niveau politique, l’équilibre du pouvoir prend en compte la réalité de la structure profonde de la société pour garantir la stabilité du pays. Tout cela évolue vite, ce qui génère des crises.
Quelles sont les causes de la crise sociale qui a démarré le 5 décembre ?
Le prix du gaz a doublé, même s’il ferait rêver les Français. Beaucoup de véhicules roulent d’ailleurs au gaz liquéfié. Mais qu’importe, les tensions sociales liées à l’inflation ont probablement été attisées par les conséquences de la crise sanitaire. Le tout dans une économie très dépendante de produits finis importés tels que les voitures. Dans un pays géologiquement béni, dont le sous-sol renferme tous les éléments chimiques du tableau de Mendeleïev, avec une population très éduquée, lorsque la richesse nationale n’est pas directement visible dans les produits de consommation, une crise éclate. L’affectation de ces ressources apparaît pourtant dans les infrastructures, l’éducation, la culture et les aides sociales. Mais le prix des biens de consommation agace et la moindre étincelle crée un incendie. La France a connu une situation comparable lors de la crise des Gilets jaunes, qui a aussi atteint une certaine violence.
Ressentez-vous les effets de ces tensions dans votre usine kazakhe ?
Modérément. Notre usine se trouve dans un endroit assez isolé à quatre cents kilomètres au nord d’Almaty et à huit cents kilomètres au sud de Noursoultan. Les deux tiers de nos effectifs vivent en famille dans un village que nous avons construit à leur attention. Aussi, nous sommes très sensibles aux questions d’approvisionnement en produits de base comme la nourriture. C’est pourquoi nous essayons d’anticiper en amont la hausse du coût de la vie plutôt que de devoir y réagir trop tard. Il est plus simple de tâcher d’éviter une crise que d’essayer de la régler ! L’agro-alimentaire se développe aussi bien que de nombreux produits restent transformés à l’étranger.
Justement, de quelles puissances étrangères dépend aujourd’hui le Kazakhstan ?
La position géographique du Kazakhstan lui impose de trouver un équilibre entre la Russie, la Chine, l’Europe et les républiques postsoviétiques du sud de l’Asie centrale dont certaines sont travaillées par l’islamisme. Ce jeu d’équilibriste tant politique qu’économique est à comprendre pour analyser la dynamique de la transition économique. Ainsi, dans notre usine, nous importons encore de nombreuses pièces de Turquie, de Chine ou de Russie.